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Rembrandt dessinateur & graveur

La méthode de Rembrandt



Technique de la gomme bichromatée


   La technique de la gomme bichromatée a été inventée dans le but de reproduire des œuvres sans être obligé de les graver. La gravure était la seule technique de reproduction qui existait jusqu'au milieu du XIXe siècle (voir l'exemple de la très belle gravure au burin de J. B. Danguin (1823-1894) du portrait d'Hendrickje Stoffels de 1654 et la presse en bois de la maison de Plantin à Anvers). La découverte des procédés de reproduction photosensibles (dont la technique de la gomme bichromatée fait partie) aux environs de 1850 et dans le domaine de l'imprimerie l'invention de la Linotype (Ottmar Mergenthaler) et de la Monotype (Tolbert Lanston) vers 1880 révolutionnèrent les techniques de reproduction. Ils avaient pour but la reproduction d'œuvres plus facilement que l'utilisation de la gravure et surtout permettre de faire un très grand nombre de tirages.

    En 1832, Gustav Suckov découvrit la sensibilité à la lumière des chromates. En 1839, Mungo Ponton s'aperçut qu'un papier imbibé d'une solution de bichromate de potassium était sensible à la lumière. En 1840, Edmond Becquerel remarqua que l'on pouvait augmenter la sensibilité à la lumière si le papier était enduit d'amidon ou de gélatine. En 1852, William Henry Fox Talbot montra que les colloïdes, comme la gélatine ou la gomme arabique devenaient insolubles après mélange avec du bichromate de potassium et après exposition à la lumière. En 1855, Alphonse Louis Poitevin breveta le procédé au charbon, qui consiste à ajouter du charbon au mélange colloïde + bichromate de potassium. En 1858, John Pouncy utilisa des pigments colorés avec le mélange gomme arabique + bichromate de potassium, définissant la technique de la gomme bichromatée et obtint les premiers tirages en couleur. Le grand photographe qui a utilisé la technique de la gomme bichromatée au début du XXe siècle est Robert Demachy.

    L'aquarelle ou la gouache sont principalement constituées d'un liant, la gomme arabique qui est de la sève d'acacia, et de pigments qui définissent la couleur. La gomme arabique est une colle soluble dans l'eau. Elle est dite réversible, car après séchage elle peut être dissoute de nouveau dans l'eau. Les peintures utilisant la gomme arabique comme liant sont réversibles, lorsqu'elles sont peintes et sèches, elles peuvent être lavées car la gomme arabique se dissout dans l'eau. Si au mélange eau + gomme arabique + pigment, on ajoute du bichromate de potassium, on obtient une peinture photosensible qui après exposition aux UV devient insoluble. Pour effectuer un tirage à la gomme bichromatée, on peint sur du papier aquarelle une couche du mélange photosensible. Lorsque la couche photosensible est sèche, on la recouvre d'un négatif et on l'expose aux rayonnements UV. Après exposition, on met le papier dans l'eau. Les parties de la couche photosensible qui ont été exposées aux UV adhèrent au papier, les autres vont se dissoudre dans l'eau. On peut donc reproduire, une photo, un dessin, une gravure ou une fleur ... en utilisant la technique de la gomme bichromatée. On peut superposer plusieurs tirages de couleurs différentes. C'est une technique qui se situe entre la gravure, l'imprimerie, la peinture et la photographie. C'est un procédé simple qui donne de très beaux résultats.

    Cette technique est particulièrement bien adaptée pour reproduire les dessins et les gravures de Rembrandt. Elle ne fournit pas une simple copie, elle permet d'obtenir des tirages stables qui sont plus beaux que des photographies. Elle offre donc la possibilité d'explorer et de présenter le monde fascinant des dessins de Rembrandt et d'étudier leurs liens avec ses eaux-fortes. Cependant, c'est un procédé artisanal qui est long à mettre en œuvre et ne permet pas des tirages en grand nombre.

   « Omval » (1641), {Rijksmuseum, Amsterdam}, est situé au voisinage d'Amsterdam le long de l'Amstel. Cette gravure est une œuvre caractéristique de Rembrandt. Il y montre la vie sur le fleuve, le piéton qui parle aux occupants du bateau qui passe, et surtout, à peine perceptibles les amoureux cachés dans les feuillages derrière l'arbre. Ils représentent la liberté face aux conventions religieuses et c'est un pied de nez de la part de Rembrandt aux autorités religieuses qui le condamnèrent pour conduite de vie immorale. Cette gravure respire la vie, elle ne donne pas l'impression d'une image figée. Pour Rembrandt le sujet de la gravure, le village d'Omval, devient secondaire par rapport à la vie sur la berge et le fleuve. On remarquera en haut à droite de la gravure, les petits traits faits par Rembrandt pour tester la pointe qui lui permettait d'attaquer la couche de vernis. Rembrandt, qui ignorait le qu'en dira-t-on, est un des très rares graveurs qui pouvait laisser sur sa plaque ses expériences ou même ses erreurs.

    « Le moulin De Run à Omval » (circa 1688-90), {Rijksmuseum, Amsterdam}. Tirage de Jan Vincentsz van der Vinne, d'après Laurens Vincentsz van der Vinne. Cette gravure de cinquante ans postérieure à la gravure de Rembrandt montre la vie sur le fleuve à Omval. C'est techniquement une très belle gravure mais elle montre bien la différence dans le traitement des sujets par Rembrandt et la liberté qu'il insufflait dans ses dessins et ses gravures.


Rembrandt (1606 - 1669)

   Rembrandt avait une très forte personnalité, il ne se laissait jamais influencer par le qu'en dira-t-on, les conventions et les changements de mode, son seul souci était de représenter la vie telle qu'elle était et il se laissait guider par une inspiration et une vision hors du commun. Cette manière de faire égara beaucoup de ses contemporains et des grands collectionneurs. Citons par exemple « La ronde de la nuit », la toile fut admirée mais dérouta. Sa toile « La conspiration des bataves sous Claudius Civilis » (1661), peinte à la demande de la mairie d'Amsterdam fut rejetée par celle-ci. Enfin certaines de ses gravures, jugées immorales ou vulgaires ne furent jamais acquises par certains grands collectionneurs. Sa manière de vivre était jugée immorale par les autorités religieuses et beaucoup de ses contemporains, et notons que même au faîte de sa gloire, il ne fut jamais invité au château de Muiden, où se retrouvaient les cercles influents de la vie artistique d'Amsterdam.

    Sa vie sentimentale ne fut pas un long fleuve tranquille. En 1634, il se marie avec Saskia van Uylenburg, son grand amour. Ses trois premiers enfants ne survivront pas, seul le quatrième Titus deviendra adulte. Saskia meurt en 1642. Il se lie ensuite à Geertje Dircx, mais sa nouvelle liaison avec Hendrickje Stoffels entraîne une rupture particulièrement dramatique d'avec Geertje. Avec Hendrickje, il a une fille, Cornelia. Hendrickje décède probablement de la peste en 1663 et Titus meurt de la peste en 1668, un an avant Rembrandt.

    Ses œuvres contiennent souvent des messages cachés. Citons par exemple, la toile « Le retour du fils prodigue » (1668 – 1669). Rembrandt voulait représenter le fils prodigue reçu par son père et sa mère alors que sur la toile seul le père reçoit le fils, il a donc suggéré la présence de la mère en peignant une main de femme et une main d'homme au père. C'est peint de manière tellement remarquable que ce n'est pas choquant et ne se remarque pas au premier regard. Dans la toile « Paysage au pont de pierre » (circa 1638), la lumière qui traverse un ciel très sombre et tourmenté, éclaire le canal, le pont et la ferme, lieux de vie, alors que l'église ne reçoit aucune lumière.

    Rembrandt en plus d'être peintre, était également marchand d'art et un grand collectionneur d'œuvres, d'objets divers et vêtements qui lui servaient pour ses peintures. Il était en conflit permanent avec les marchands d'art car il voulait que les œuvres soient payées leur juste prix. Ceux-ci se vengèrent quand ils le purent, et se mirent d'accord lors de la vente consécutive à sa faillite pour que les prix soient ridiculement bas, entraînant une faillite colossale. Au sommet de sa gloire, Rembrandt gagnait beaucoup d'argent, mais le dépensait facilement, plusieurs facteurs dont un placement hasardeux firent qu'il ne put plus rembourser l'emprunt qu'il avait contracté pour acheter sa maison. Après sa mise en faillite et la vente de tous ses biens (1656 – 1658), Rembrandt continua à peindre et produisit quelques-unes de ses plus belles toiles. Il reçut quelques commandes, mais mourut dans la misère. Après sa mort il ne restait pas suffisamment d'argent pour lui payer une tombe.



Autoportrait: Dessin 1628-29

   « Autoportrait » (circa 1628-29, Benesch, B 54, circa 1629, Schatborn, S 628), {Rijksmuseum, Amsterdam}, dessin fait au pinceau et à la plume, réalisé pendant la période de Leiden. C'est l'un des premiers autoportraits conservés de Rembrandt. Il fit de très nombreux autoportraits aussi bien en dessin, en gravure et en peinture. Ils lui permirent à ses débuts de mettre au point sa technique de gravure, d'étudier l'expression du visage pour exprimer différents sentiments, comme la peur, l'étonnement …, et plus tard de suivre l'évolution de son visage au cours de sa vie. Sa dernière peinture est un autoportrait. La principale caractéristique de ses autoportraits est l'émotion et l'humanisme qui s'en dégagent. Dans ses peintures, il lui arrivait souvent de se représenter. Lorsqu'il fut célèbre, beaucoup de gens désiraient acheter un portrait de Rembrandt, ce qui l'incitait à réaliser des autoportraits.


Autoportrait: Gravure 1629

    « Autoportrait » (circa 1629), {Rijksmuseum, Amsterdam}, gravure réalisée d'après le dessin « Autoportrait » de 1628-29. C'est l'une des premières gravures de Rembrandt qui avait commencé la gravure en 1625-26. Pour garder la souplesse du trait et sa spontanéité, Rembrandt dessine sur la plaque de métal comme sur la feuille de papier, et le tirage est inversé. La seule méthode de gravure qui permette de garder la souplesse et la spontanéité du trait est la gravure à l'eau-forte. On recouvre la plaque de cuivre à graver d'un vernis et on dessine sur le vernis avec une pointe très fine qui enlève celui-ci. Puis on trempe la plaque de cuivre dans l'acide (appelé eau-forte au XVIIe siècle). L'acide attaque la plaque de cuivre là où le vernis a été enlevé grâce à la pointe. On comparera cette gravure avec la gravure « Autoportrait avec l'avant-bras appuyé sur un rebord de pierre » réalisée dix ans plus tard.


Autoportrait: Gravure 1639

   « Autoportrait avec l'avant-bras appuyé sur un rebord de pierre » (1639), {Rijksmuseum, Amsterdam}, gravure à comparer à la gravure « Autoportrait » de 1629. Alors que Rembrandt est au summum de l'art de la gravure et qu'il réalise un de ses plus beaux autoportraits, il laisse sur la droite de la gravure un début d'esquisse et des rajouts de traits de crayon (pierres du mur). Ces derniers montrent que ce tirage est probablement l'un des premiers et que Rembrandt s'est demandé s'il allait continuer à le travailler. Il considéra que la plaque était achevée et la laissa dans cet état. La seule chose qui l'intéresse est la représentation de l'expression de son visage et du luxe de ses vêtements. Les traits esquissés montrent qu'il se moque des conventions et qu'il ne se prend pas au sérieux. La vente des tirages de ses gravures était une source de revenus régulière et non négligeable. Cette gravure sera suivie de la peinture « Autoportrait à l'age de 34 ans ».

Rembrandt négatif

   Le transparent utilisé dans la technique de la gomme bichromatée pour faire la copie de la gravure « Autoportrait avec l'avant-bras appuyé sur un rebord de pierre » (1639). Le transparent est placé sur la feuille peinte avec l'aquarelle photosensible et l'ensemble est exposé aux rayonnements UV. Ceux-ci traversent le transparent dans les zones blanches qui sont transparentes. Après exposition, on met le papier dans l'eau. Les parties de la couche photosensible qui ont été exposées aux UV adhèrent au papier, les autres vont se dissoudre dans l'eau. On obtient ainsi la reproduction de la gravure de Rembrandt. Le temps d'exposition au rayonnement UV dépend de la couleur de l'aquarelle choisie. Le transparent dans la technique de la gomme bichromatée est l'équivalent de la plaque de métal en gravure.


Les dessins

   Nous nous intéresserons aux dessins de Rembrandt, ainsi qu'à ses gravures qui sont indissociables de ses dessins. Les deux étaient le moyen privilégié de Rembrandt pour mener à bien ses expériences, à savoir comment représenter la vie telle qu'il pouvait l'observer autour de lui. Rembrandt fut l'un des plus grands dessinateurs et aquafortistes de tous les temps. Il fut avec Katsushika Hokusai (1760 – 1849) et Käthe Kollwitz (1867 – 1945), celui qui exprima le mieux les sentiments des humains et des animaux qu'il dessinait, l'atmosphère des scènes ou des paysages qu'il voulait représenter.

   La caractéristique première de ses dessins est la liberté du trait et le côté parfois totalement imprévisible du tracé. Dans son documentaire « Le mystère Picasso » (1956), Henri-Georges Clouzot, essayait de répondre à la question : que se passe-t-il dans le cerveau d'un peintre lorsque celui-ci travaille ? On peut retrouver la démarche créative de Rembrandt en regardant comment ses dessins préparatoires, parfois très rudimentaires, lui permettaient quand il s'estimait prêt, quelquefois après plusieurs années de réflexion, de produire un chef-d'œuvre. Le résultat final, techniquement insurpassable, a toute l'apparence des plus grands tours de magie : d'apparence facile mais techniquement incompréhensible, c'est parfait (voir par exemple la gravure : « La pièce de cent florins » et ses études préliminaires). On peut retrouver les différents problèmes qu'il résolvait durant les différentes étapes de son travail. Dans une première étape, il analysait les problèmes de mouvement ou de construction. Dans une seconde étape, lorsqu'il avait compris les problèmes de mouvement et de construction générale, il se concentrait sur l'expression des personnages ou des animaux et la reproduction de l'atmosphère de la scène qu'il décrivait. Dans une troisième étape, il plaçait les ombres et les lumières pour indiquer les volumes et la hiérarchie des plans. Rembrandt aimait également copier les maîtres anciens.

    Il faisait des croquis probablement tous les jours. En quarante ans, sur la base de trois croquis par jour, on peut penser qu'il a réalisé un minimum de quarante mille croquis ou dessins. Seuls, des paysages, des scènes de la Bible, des scènes de la vie peuvent être des dessins très achevés, mais très souvent ce sont des esquisses intermédiaires, qui n'ont malheureusement pas intéressé ses contemporains ou les collectionneurs et l'énorme majorité de ses dessins préliminaires a disparu.

    Rembrandt avait beaucoup d'élèves qui ont dessiné à sa manière, et comme la plupart des dessins n'étaient ni datés ni signés, il peut être extrêmement difficile de dater et d'attribuer avec certitude les dessins de Rembrandt.

    Après sa mise en faillite et la vente de sa maison, de sa presse, de ses collections et de ses biens en 1658, Rembrandt dut déménager en 1660 et se concentra sur la peinture. Il nous reste beaucoup moins de dessins correspondant à la période 1660 – 1669.


La méthode d'étude de Rembrandt

   Lorsque Rembrandt observe une scène quelques secondes ou imagine une scène, il décompose les difficultés en plusieurs étapes pour les comprendre.

    Dans la première étape, Rembrandt analyse et cherche à comprendre la construction et/ou le mouvement de la scène. Mais il va dessiner la scène de manière totalement différente s'il observe une scène statique ou quasi-statique (c'est-à-dire en mouvement lent) ou bien s'il observe une scène en mouvement rapide (par exemple des danseurs ou un homme montant à cheval). Dans le cas d'une scène statique ou en mouvement lent, le dessin de Rembrandt représente quasiment une photo et correspond à un arrêt sur image du film qu'il observe, alors que dans le cas d'une scène en mouvement rapide, le dessin de Rembrandt représente une superposition de photos du film qui décrivent le mouvement rapide. Pour illustrer les deux variantes de cette première étape nous présenterons deux dessins : le « Couple de mendiants avec un chien » et le « Couple de campagnards dansant ». Lorsque Rembrandt observe une scène dont une partie est quasi-statique et une partie est en mouvement rapide, il combine les deux variantes dans le même dessin. C'est par exemple le cas dans le dessin : « Un homme aide un cavalier à monter sur son cheval ».

    Dans la deuxième étape, Rembrandt cherche à comprendre l'expression des personnages ou des animaux de la scène. Pour illustrer cette deuxième étape nous présenterons deux dessins : « Le sacrifice de Manoach » et « Soldats faisant la bringue avec des femmes ». Certaines études combinent les deux méthodes de la première étape ainsi que la seconde étape. Dans une partie du dessin, Rembrandt étudie la composition de la scène et dans une autre partie, il en analyse le mouvement et enfin dans une troisième partie il étudie l'expression des personnages ou des animaux (voir le dessin « Deux chevaux dans un relais »).

    Dans la troisième étape, Rembrandt place les ombres et les lumières pour indiquer la hiérarchie des plans et traduire le volume de la scène. Pour illustrer cette troisième étape nous présenterons les dessins « Le soldat au bordel », « Le vilain garçon », la « Jeune femme allongée » et la gravure « L'ange quitte Tobit et sa famille ».

    Ces études montrent l'extraordinaire faculté qu'avait Rembrandt pour mémoriser, comprendre et traduire les caractéristiques d'une scène qu'il observait quelques secondes ainsi que ses facultés exceptionnelles de dessinateur. Notons que lorsque Rembrandt cherchait à comprendre un problème, certains détails du dessin ne l'intéressaient pas et il les traitait de manière bâclée ou désinvolte, ce qui fit dire à des critiques que Rembrandt ne savait pas dessiner !

   Une grande caractéristique du travail de Rembrandt est qu'il ne dessinait, ne gravait ou ne peignait jamais deux fois de la même manière un sujet donné. Pour garder la fraîcheur et la spontanéité du dessin, Rembrandt changeait notablement le dessin de la scène lorsqu'il passait d'une étape à la suivante ou d'une technique à une autre, dessin puis gravure, dessin ou gravure puis peinture. Ce qui, de surcroît, lui permettait d'étudier plusieurs manières de représenter la scène tout en résolvant les difficultés techniques qu'elle contenait. Cette manière de faire lui permettait d'aborder un thème donné pendant plusieurs décennies sans jamais se répéter et elle montre les exceptionnelles facultés d'imagination et de mémoire de Rembrandt. Notons que ces facultés exceptionnelles s'entretiennent et se travaillent. Citons l'exemple de Katsushika Hokusaï qui décida de dessiner un lion différent tous les jours et qui en réalisa plusieurs centaines !
 
Première étape

   Lorsque Rembrandt dessine des scènes correspondant à la première étape, il réalise le dessin sur place juste après avoir observé la scène (observation qui dure une trentaine de secondes au maximum).



   « Couple de mendiants avec un chien » (circa 1647-48, Benesch, B 751, Schatborn, S 390), {Albertina, Vienne}. Le dessin, « Couple de mendiants avec un chien » montre comment Rembrandt étudie le problème de la construction d'une scène éphémère quasi-statique, c'est-à-dire en mouvement lent. Les traits sont simples et délimitent les formes des personnages et du chien. Il ne traite d'aucun détail précis, les mains, les vêtements ... et pourtant il traduit déjà parfaitement l'atmosphère de la scène, la marche des personnages et le contraste des enfants endormis dans le dos des parents. C'est un véritable arrêt sur image du film que regarde Rembrandt. Ce croquis montre les extraordinaires facultés de Rembrandt pour mémoriser et analyser une scène qu'il observe quelques secondes. Il faut se rappeler que Rembrandt dessinait tous les jours dans son atelier bien sûr, mais surtout lorsqu'il se promenait, il dessinait dans la rue, dans la campagne, dans les tavernes et tous les lieux ou il pouvait observer la vie (chez le médecin, à l'abattoir …).


   « Couple de campagnards dansant » (circa 1635, Benesch, B 258 verso), {Graphische Sammlung, Munich}. Ce dessin représente un couple de campagnards dansant lors d'une fête. Rembrandt a dessiné deux fois le couple sur la même feuille. Ce dessin montre comment Rembrandt étudie le problème du mouvement d'une scène éphémère en mouvement rapide et combien le traitement qu'il en réalise est totalement différent de celui qu'il fait dans le cas d'une scène quasi-statique. Il analyse et cherche à comprendre le mouvement, mais ne délimite pas avec précision la forme des personnages. Aucun détail n'est traité, il suggère, en quelques traits, le déhanchement arrière du danseur qui tire la danseuse. Il augmente l'impression de mouvement en dédoublant les bras des danseurs et les jambes de la danseuse. Il représente une superposition de photos du film qu'il observe (voir également le dessin « Deux chevaux au relais »). L'impression de danse ressort de ce croquis réalisé en quelques lignes. Rembrandt ne cherche pas à représenter précisément les danseurs mais à suggérer leur mouvement. A la fin, il dessine et représente le visage des femmes, qui manifestement s'amusent, alors qu'il a suggéré simplement la tête de l'homme. Cette étape finale correspond à la seconde étape, dans laquelle il exprime l'émotion des personnages.

Combinaison des deux variantes de la première étape

    Lorsque Rembrandt observe une scène dont une partie est quasi-statique et une partie est en mouvement rapide, il combine les deux variantes dans le même dessin.


   « Un homme aide un cavalier à monter sur son cheval » (circa 1637, Benesch, B 363 recto, circa 1640-41, Schatborn, S 48), {Rijksmuseum, Amsterdam}. Rembrandt observe un homme aidant un cavalier à monter à cheval. Ce croquis lui permet d'analyser et de comprendre le mouvement du cavalier. La partie quasi-statique correspond au cheval et à l'homme debout à côté et la partie en mouvement rapide correspond au cavalier qui enfourche son cheval. Rembrandt dessine la partie quasi-statique très simplement comme un arrêt sur image, il dessine l'arrière du cheval et une patte, il suggère la tête et le cou du cheval et l'homme aidant le cavalier à monter. Rembrandt dessine le cavalier qui a le pied gauche dans l'étrier et qui tient la selle avec la main gauche, au moment où il enfourche son cheval. Il le dessine par une superposition d'images qui décrivent le mouvement. Il dédouble le bras droit et le buste, et triple la jambe droite du cavalier. Sur le verso est dessiné « Un cavalier avec un carquois », suggérant qu'immédiatement après avoir réalisé cette étude, Rembrandt tourna la feuille et dessina un cavalier coiffé d'un chapeau à plumes, sur son cheval. Il utilisera plus tard ce croquis dans la gravure « Le baptême de l'eunuque » (1641). Pour garder la fraîcheur et la spontanéité du trait, Rembrandt grave une variante du croquis et n'inverse pas le dessin (il est intéressant de comparer l'inverse du croquis et le cavalier de la gravure). La légende veut que lorsque Rembrandt eu fini ces croquis il alla dans une taverne avec un de ses élèves. Celui-ci, après avoir regardé les croquis dit à Rembrandt : « Maître, vous devriez expliquer vos croquis, car un jour un expert pourrait écrire : « Rembrandt a essayé de dessiner un cavalier montant à cheval, mais il ne semble pas avoir trouvé une solution … Ceci montre que Rembrandt n'a pas dessiné d'après le modèle mais a travaillé de mémoire ... » et que : « le dessin fait au verso n'est pas de vous mais a été rajouté par un marchand pour rendre le croquis du cavalier montant à cheval plus attrayant pour le vendre ! » (Schatborn, 1985). La réponse que fit Rembrandt ne nous est pas parvenue, mais elle est facile à imaginer. Le croquis « Un homme aide un cavalier à monter sur son cheval » a servi de préparation à la réalisation du cavalier de la peinture « La concorde de l'Etat » (1637 - 1645, Museum Boijmans, Rotterdam).


Deuxième étape

   « Le sacrifice de Manoach » (circa 1637-40, Benesch, B 180, circa 1635, Schatborn, S 54), {Kupferstichkabinett, Berlin}. Manoach et sa femme qui ne peuvent pas avoir d'enfant, sacrifient un agneau. Des flammes, apparaît un ange qui vient leur annoncer qu'ils vont avoir un enfant. Cet enfant, Samson, délivrera Israël du joug des Philistins. C'est le plus beau dessin de l'apparition et de l'envol d'un ange fait par Rembrandt. Cette étude correspond à la deuxième étape de la résolution des problèmes. Ayant analysé et compris le mouvement dans une étape précédente, il le représente et exprime l'émotion des personnages qu'il dessine. Dans cette étude, il représente l'envol de l'ange, le recul dû à la surprise, à la stupéfaction et à la peur de Manoach et de sa femme. Il étudie le positionnement des bras et des mains des personnages ainsi que les jambes de l'ange pour augmenter la notion de mouvement, mais n'est pas intéressé par la représentation précise d'autres détails, comme les mains des personnages ou les pieds de l'ange. Il a été reproché à Rembrandt de ne pas savoir dessiner les mains ou les pieds. Mais pour Rembrandt ceci est un détail mineur à ce niveau de l'étude et l'on pourra admirer les mains de la gravure « Portrait de Jan Cornelis Sylvius ». Il travaille en détail l'expression du visage de Manoach et plus succinctement celle du visage de sa femme. On peut y admirer la liberté du trait, le caractère imprévisible du tracé pour la représentation de l'ange et comment en quelques traits il traduit le caractère éphémère et l'émotion de cette scène. Cette étude est caractéristique de la manière et de la technique de Rembrandt. Après la deuxième étape, lorsqu'il avait fini de résoudre les difficultés préliminaires, Rembrandt réalisait généralement une gravure ou une peinture, mais pouvait également réaliser un dessin très abouti. Dans la troisième étape il plaçait les ombres et les lumières dans le cas d'un dessin ou d'une gravure et en plus les couleurs dans le cas d'une peinture. Le dessin de l'ange de l'étude « Le sacrifice de Manoach » a été réutilisé par Rembrandt dans la peinture « L'ange quitte Tobit et sa famille » peint en 1637 et dans la gravure « L'ange quitte Tobit et sa famille » réalisée en 1641.

   « Trois soldats faisant la bringue avec des femmes » (circa 1635, Benesch, B 100 verso, Schatborn, S 31), {Kupferstichkabinett, Berlin}. Ce dessin a été réalisé à la même période que le dessin « Couple de campagnards dansant ». Ce dessin correspond à la deuxième étape. Rembrandt a résolu le problème de la construction des couples, ce qui l'intéresse est l'expression des personnages. Le soldat du premier couple essaie de mettre sa main entre les cuisses de la femme qui réagit violemment, elle essaie de lui retirer la main et s'apprête à le gifler. Il dédouble le bras droit de la femme pour montrer son mouvement et privilégie l'expression de son visage. Dans le cas du deuxième couple Rembrandt montre les personnages qui s'amusent en se faisant des caresses.

Combinaison des étapes 1 & 2

    « Deux chevaux au relais ou à la ferme » (circa 1637, Benesch, B 461, circa 1629, Schatborn, S 460), {Rijksmuseum, Amsterdam}. Deux chevaux qui tirent une carriole arrivent pour se reposer. Le conducteur place une couverture sur les chevaux et une femme donne un fruit à manger à l'un des chevaux. Cette étude est particulièrement remarquable. Elle combine les deux méthodes de la première étape ainsi que la seconde étape caractéristiques de la méthode d'étude de Rembrandt pour dessiner une scène éphémère. Dans un premier temps Rembrandt réalise la partie quasi-statique ou arrêt sur image qui lui permet de construire son dessin, cette première étape correspond à la carriole, le cocher, la couverture et la femme. Leur représentation est faite très simplement sans aucun détail. Puis, il dessine la tête du cheval au second plan qui mange le fruit que lui donne la dame, cela correspondant à l'étude du mouvement de la première étape. Rembrandt dédouble et même triple le tracé de la tête du cheval montrant le mouvement du cheval qui attrape le fruit et commence à le mâcher. C'est un exemple de repentir utilisé pour suggérer le mouvement (voir également les dessins « Couple de campagnards dansant » et « Un homme aide un cavalier à monter sur son cheval » ). Le dédoublement pour indiquer le mouvement était déjà utilisé au paléolithique ou au néolithique (dans l'Egypte ancienne par exemple). Et enfin, Rembrandt traite en détail l'expression de la tête du cheval au premier plan, son encolure et ses quatre pattes, ce qui correspond à la seconde étape de sa méthode d'étude. Il faut noter une nouvelle fois les extraordinaires facultés de mémorisation et d'analyse de Rembrandt qui observe pendant quelques secondes une scène éphémère.


Troisième étape


   « Le vilain garçon » (circa 1635, Benesch, B 401, Schatborn, S 238), {Kupferstichkabinett, Berlin}. Ce dessin correspond à la troisième étape. Rembrandt a résolu les problèmes de construction, de mouvement et d'expression des personnages. Il place les ombres et les lumières pour donner l'impression de volume. Pour renforcer le caractère violent et éphémère de la scène, Rembrandt dessine la chaussure de l'enfant qui vient de se détacher de son pied et qui est en train de tomber. S'il dessine avec beaucoup d'attention le mouvement des deux femmes et de l'enfant, ainsi que l'expression des visages des femmes et des trois enfants, il dessine très succinctement les mains des femmes et surtout leurs pieds. Rembrandt concentre son travail sur la partie du dessin qui doit attirer l'attention du spectateur et traduire le caractère de la scène.


   « Le soldat au bordel » ou « Le soldat à la taverne » (circa 1642-43, Benesch, B 529), {collection privée}. Ce dessin est généralement appelé « Le fils prodigue en compagnie des femmes légères » ou « Le fils prodigue à la taverne », cependant l'homme a une dague à sa ceinture et son épée est posée le long du fauteuil à droite du dessin. Il semble donc peu probable que ce soit le fils prodigue. Ce dessin est un exemple correspondant à la troisième étape, il représente un tableau miniature. On remarquera la liberté du trait et la simplicité des décors, ce qui intéresse Rembrandt est de recréer l'atmosphère et l'expression des personnages qui s'amusent.



    « L'ange quitte Tobit et sa famille » (1641), {Rijksmuseum, Amsterdam}. L'archange Raphaël quitte Tobit et sa famille après avoir soigné la cécité du père de Tobit. La famille de Tobit remercie l'ange qui s'envole et disparaît. Dans cette gravure très achevée, Rembrandt reprend l'étude de l'ange du dessin « Le sacrifice de Manoach ». Cette gravure correspond à la troisième étape et est une variante de la peinture de 1637 : « L'ange quitte Tobit et sa famille ». Une des caractéristiques de Rembrandt est qu'il peut s'intéresser à un sujet pendant plusieurs années et en fournir des représentations très différentes. Dans la gravure, il se concentre sur la famille de Tobit et l'expression des personnages. Notons que pour Rembrandt, le petit chien représente le symbole de la loyauté de la famille de Tobit vis-à-vis de l'archange Raphaël alors que dans la Bible le chien est un animal néfaste qui a une très mauvaise réputation. Ceci montre que lorsque Rembrandt dessine une scène biblique, il la marque de sa personnalité et fait toujours prédominer son point de vue sur les conventions généralement admises. Rembrandt ne dessine que le bas de l'ange qui prend son envol suggérant la disparition rapide de l'ange aux yeux de la famille de Tobit et du spectateur qui observent une scène éphémère.


   « Jeune femme allongée », probablement Hendrickje Stoffels (circa 1655-56, Benesch, B 1103, circa 1654, Schatborn, S 441), {British Museum, Londres}. Ce dessin est réalisé au pinceau et à l'encre et est l'un des chefs-d'œuvre de Rembrandt. Il permet de se rendre compte de ce que Rembrandt pouvait réaliser lorsqu'il avait fini de résoudre les difficultés préliminaires. On peut pratiquement retrouver l'ordre des coups de pinceau en fonction de la charge d'encre qui reste dans le pinceau.


La liberté du trait de Rembrandt

   La passion de Rembrandt pour la liberté influença sa manière de dessiner. En effet, l'une des caractéristiques de son trait est la liberté de son tracé et parfois un côté totalement imprévisible. Pour garder cette liberté, Rembrandt ne ferme jamais son dessin lorsqu'il le construit. On dit que l'on ferme un dessin si les premiers traits que l'on pose contraignent la suite de la construction du dessin. Par exemple, on peut remplacer une tête par un ovale si l'on veut faire une construction rapide lors d'une première étape, mais on ne doit pas commencer par un ovale si l'on veut faire un portrait. Si l'on dessine une scène avec plusieurs personnages on place d'abord les personnages puis l'on dessine le fond pour finir. Pour garder la liberté du trait, les contraintes doivent venir le plus tard possible lors de l'élaboration du dessin. Pour illustrer notre propos, nous présenterons deux exemples d'étude pour la peinture « Saint Jean-Baptiste prêchant ».

   « Etude préliminaire » (circa 1637, Benesch, B139A), {Collection privée} pour le tableau « Saint Jean-Baptiste prêchant ». A cette étape du travail, Rembrandt dessine les têtes par des ovales parce qu'il ne cherche pas à en dessiner les détails, à faire des portraits. Il place d'abord les personnages ou les groupes de personnages puis il installe ou positionne les éléments du décor. Ce dessin correspond à la première étape d'étude de Rembrandt.


   « Etudes de femme assise » (circa 1633, Benesch, B179, circa 1639, Schatborn, S 343), {Musée du Louvre, Paris}, utilisée dans le tableau « Saint Jean-Baptiste prêchant » . Rembrandt lorsqu'il veut dessiner le portrait de la première femme assise ne dessine pas son visage par un ovale alors qu'il le fait pour la seconde car il ne cherche pas à détailler son visage. Comme Rembrandt veut avoir un trait le plus continu possible (il ne veut pas dessiner des fragments de traits les uns derrière les autres), il lui est souvent très difficile de bien dessiner par exemple les mains. Dans le cas de l'étude de la première femme, Rembrandt se concentre sur l'expression de son visage et sa main gauche. Notons que si sa main gauche n'est pas très bien dessinée, elle traduit parfaitement à elle seule le fait que la femme est une pauvre femme qui quémande de l'argent ou de la nourriture. Il a été reproché à Rembrandt de ne pas savoir dessiner les mains ou les pieds. Mais pour Rembrandt ceci est un détail mineur à ce niveau de l'étude et l'on pourra admirer les mains de la gravure « Portrait de Jan Cornelis Sylvius ». Ces deux études de femme assise ont été suivies par une troisième étude différente et on remarquera que les trois études sont différentes de la version finale peinte.


   Lorsqu'il focalise son intérêt sur un personnage particulier d'un groupe, il est très intéressant de voir comment Rembrandt dessine le groupe en évitant de fermer son dessin. Nous présenterons les deux dessins « Guidé par un ange, Loth et sa famille quittent Sodome » et « Loth et ses filles » dans lesquels Rembrandt se concentre sur les personnages principaux, en particulier sur celui de Loth.


   « Guidés par un ange, Loth et sa famille quittent Sodome » (circa 1636, Benesch B 129), {Albertina, Vienne}. Guidés par un ange, Loth, sa femme et ses filles quittent Sodome qui va être détruite par Dieu. L'ange les prévient de ne pas se retourner, sa femme qui se retournera pour voir Sodome sera transformée en statue de sel. Loth et ses filles se réfugieront dans une grotte (voir « Loth et ses filles »). Ce remarquable dessin a été construit de la même manière que le dessin précédent. Pour ne pas fermer son dessin Rembrandt commence par le personnage de Loth qui est très achevé avec les ombres pour indiquer les volumes, puis il dessine l'ange et la femme de Loth qui l'entourent et le guident et enfin il termine par la représentation très succincte de ses deux filles qui les suivent. Ce dessin est également un très bel exemple d'une feuille d'étude qui contient les trois étapes caractéristiques de Rembrandt. Le dernier point intéressant est le problème de l'attribution de ce dessin. En effet, sur le verso de la feuille se trouve un dessin fait probablement une dizaine d'années auparavant par un élève de Lastman. Ce qui a fait dire à certains experts que ce dessin ne serait pas de Rembrandt mais pourrait être une copie d'un dessin de Rembrandt faite par Govert Flinck (?) ou Jan Victors (?) dans les années 1640-45. La légende veut que lorsque Rembrandt prit cette feuille pour dessiner, un de ses élèves lui dit : « Non Maître, ne prenez pas cette feuille pour dessiner, sinon dans trois cents ans des experts pourraient déclasser votre dessin ! ». Rembrandt haussa les épaules et fit son dessin.


   « Loth et ses filles » (circa 1636, Benesch, B 128, circa 1638, Schatborn, S 57), {Klassik Stiftung, Weimar}. Après avoir quitté Sodome qui est détruite par Dieu, Loth et ses filles se réfugient dans une grotte qui contient du vin que Dieu a placé là. Les deux filles se retrouvent seules avec leur père car leurs fiancés n'ont pas voulu les suivre. La fille aînée a peur de ne pouvoir avoir de descendance dans ce lieu isolé, elle décide d'enivrer son père pour qu'il la mette enceinte et conseille à sa sœur cadette qu'elle fasse de même. Avec sa fille aînée, Loth eut un fils nommé Moab qui fonda le royaume des Moabites. Avec sa fille cadette, il eut un fils Ben-Ammi qui fonda le royaume des Ammonites. Le dessin représente la fille qui avec sa main incite son père à porter la coupe pour boire alors que celui-ci commence à être saoul. Pour ne pas fermer son dessin, Rembrandt commence par Loth et en fait une représentation très achevée, hormis ses jambes qui sont succinctement dessinées. Puis il dessine le visage expressif et la main de sa fille aînée (?) qui incite son père déjà sous l'emprise de l'alcool à continuer à boire. Enfin il termine en esquissant la fille cadette et quelques éléments du décor. Ce dessin est un très bel exemple d'une feuille d'étude qui contient les trois étapes caractéristiques de Rembrandt. Il fut précédé par un dessin très achevé « Loth et ses filles » (circa 1631) qui est généralement attribué à l'école de Rembrandt mais qui est peut-être de Rembrandt et qui a été diffusé grâce à la gravure de Jan van Vliet de 1631.


   Enfin, remarquons que le dessin de Rembrandt peut également être caractérisé par un trait dont le tracé est totalement imprévisible et qui est de la plus grande virtuosité. Par ce procédé Rembrandt suggère ce qu'il veut représenter sans le dessiner précisément. Généralement Rembrandt utilise ce procédé lorsqu'il finit un dessin pour ne pas donner l'impression de raideur mais pour donner au dessin l'impression de vie et de fraîcheur. Par exemple, on peut observer ce type de trait dans le portrait de Saskia de 1633.

    « Portrait de Saskia » (détail du dessin daté de 1633 et annoté par Rembrandt, Benesch B 427, Schatborn, S 629), {Kupferstichkabinett, Berlin}. Rembrandt fait le portrait de Saskia le 8 juin 1633, trois jours après ses fiançailles avec elle. C'est un dessin fait à la pointe d'argent sur parchemin. Il dessine d'abord le visage, le chapeau et la main gauche de Saskia, puis il dessine la main droite. Notons que cette main droite n'a pas la finesse de l'autre main et est une main d'homme, la main de Rembrandt qui offre une fleur à sa femme, sa bien-aimée. Puis finit les deux manches et l'épaule de l'habit de Saskia grâce à des traits dont le tracé est totalement imprévisible. Son tracé suggère l'épaule et les deux manches sans les dessiner explicitement. Il produit un résultat beaucoup plus beau que ce que serait le dessin normal des manches c'est une manière de dessiner l'habit de Saskia sans en fermer le dessin.



   Pour Rembrandt l’important n’est pas de dessiner juste l’ensemble mais de travailler la partie du dessin qui l’intéresse et qui lui permet d’exprimer ce qu’il désire, celle qui doit attirer le regard de l’observateur. Cette manière de traiter le sujet se retrouve dans certaines peintures exécutées après 1650. Notons également que dans le traitement du sujet du dessin ou de la gravure que Rembrandt développe, le thème du sujet devient secondaire par rapport à la vie qu'il insuffle dans son dessin ou sa gravure. Pour illustrer l'ensemble de ce que nous venons de développer, nous présentons l' « Etude pour la lamentation de Jacob » et la peinture « Femme se baignant dan un ruisseau » de Rembrandt ainsi que la lithographie « La mère et son enfant » de Käthe Kollwitz et l'estampe « La grande vague de Kanagawa » de Katsushika Hokusai.

   « Etude pour la lamentation de Jacob » (circa 1635, Benesch, B 95, Schatborn S 40), {Kupferstichkabinett, Berlin}. Jacob, petit fils d'Abraham, a eu douze fils qui fonderont les douze tribus d'Israël. Il se lamente car le Seigneur a détruit toutes ses demeures. On peut retrouver dans cette étude tout ce que nous avons expliqué précédemment. Rembrandt représente Jacob suppliant un spectre qui lui apparaît dans sa détresse. Jacob croit que c'est une vision de Dieu alors que c'est probablement le spectre de son frère jumeau Esaü car la vision de la face de Dieu provoque la mort. Jacob est le père de Joseph qui fut accusé par la femme de Potifar d'avoir voulu la séduire.


   « Femme se baignant dans un ruisseau » (1654), {National Gallery, Londres}. Dans cette peinture, Rembrandt se concentre sur le visage de la femme qui entre dans l'eau, il montre le plaisir de la femme qui va se baigner. Le visage est la seule partie du tableau qui est traitée avec beaucoup de délicatesse et de finition. Par contre, la robe est peinte avec une très grande virtuosité, à grands coups de pinceau et avec beaucoup d'empâtement. La main droite de la femme qui relève la robe est peinte très succinctement, mais si on ne la regarde pas en détail, elle ne choque pas. Pour traduire le mouvement de la femme qui rentre dans l'eau, Rembrandt peint et met en lumière les vaguelettes que provoquent les jambes de la femme dans l'eau du ruisseau. Cette manière de peindre était totalement incomprise par les contemporains de Rembrandt qui lui reprochaient de réaliser des peintures inachevées.


   « La mère et son enfant » (1916, Lithographie) de Käthe Kollwitz. Dans cette remarquable lithographie, Käthe Kollwitz veut traduire l'amour entre une mère et son enfant. Le regard du spectateur est attiré par l'expression des visages de la mère et de l'enfant. On notera que les mains de la mère sont dessinées de manière très approximative, ce qui ne gêne en rien la vision de l'œuvre.


    Estampe de Katsushika Hokusaï appelée « La grande vague de Kanagawa » qui fait partie de la série des trente six estampes consacrées au Mont Fuji. Bien que le mont Fuji soit un mont sacré et que les pêcheurs du temps d'Hokusaï soient considérés comme les personnes appartenant au niveau le plus bas de la société, pour Hokusaï la vie des pêcheurs et leurs conditions de vie extrêmes étaient plus importants que le mont Fuji.


L'évolution du trait de Rembrandt

   Notons pour terminer que le trait de Rembrandt évolua beaucoup sur la fin de sa vie après 1655 environ. Après son déménagement en 1660, Rembrandt dont on avait saisi la presse produisit très peu de gravures, il est également possible que sa production de dessins ait diminué, et de toute manière, il nous reste peu de dessins correspondant à cette période. Cette évolution s'accentua après la mort d'Hendrickje Stoffel en 1663. Nous illustrerons cette évolution du trait de Rembrandt avec le dessin de « Diane et Actéon ».

    « Diane et Actéon », (circa 1662-65, Benesch – B 1210, circa 1656, Schatborn, S 161), {Kupferstichkabinett, Dresde}. Rembrandt aborde une nouvelle fois ce thème dans sa période tardive en faisant une transposition libre d'une gravure d'Antonio Tempesta (1555 - 1630). Ce dessin est probablement un des derniers dessins connus de Rembrandt. Si le dessin reste très libre, il se simplifie considérablement et les courbes sont souvent remplacées par des droites, le trait devient plus raide, plus anguleux, plus rudimentaire. Rembrandt utilise plus volontiers le roseau ou le bambou qui permet d'obtenir un tracé vigoureux mais en même temps très nuancé. On remarquera l'extraordinaire efficacité pour représenter les têtes et les visages de Diane et de ses suivantes. Après la mort d'Hendrickje et toutes les épreuves qu'il avait affrontées auparavant, Rembrandt qui est au delà de la douleur, veut éviter le superflu brillant, simplifier et aller à l'essentiel. Les traits au tracé imprévisible n'apparaissent plus dans ses dessins de l'époque tardive. Cette évolution fut peut-être amplifiée par des problèmes de santé, de vision. Elle se retrouve également dans ses peintures. Elle dérouta ses admirateurs qui estimaient que ses peintures étaient inachevées et ne désiraient plus en acheter, mais Rembrandt ne se souciait plus de l'avis de ses clients potentiels.


La perception et la représentation du volume par Rembrandt

    Comme nous l'avons précédemment indiqué, Rembrandt ne dessinait jamais deux fois de la même manière les scènes qu'il étudiait et la version finale de la scène qu'il voulait représenter était différente des études qu'il en avait effectuées. Cette méthode de travail lui permettait de comprendre en volume le sujet ou la scène qu'il étudiait. Arnold Houbraken (1660 – 1719) rapporte au sujet de Rembrandt : « Il lui arrivait fréquemment d'esquisser un visage de dix manières avant de le reproduire sur la toile ». En tant que dessinateur, graveur et peintre, Rembrandt a toujours voulu représenter et traduire le volume de la scène qu'il reproduisait de telle sorte que le spectateur qui regarde une de ses œuvres a l'impression qu'il n'observe pas une scène figée et projetée à deux dimensions sur un plan mais une scène vivante et naturelle. Il avait cette volonté pour rendre plus humaine l'œuvre qu'observe le spectateur. Rembrandt réalisa très tôt qu'un moyen de résoudre ce problème était l'utilisation du clair obscur et plus généralement du jeu des ombres et des lumières. Ceci apparaît déjà clairement dans la peinture « La parabole du riche idiot » (Gemäldegalerie, Berlin) peinte en 1627 lors de sa troisième année après la création de son atelier à Leiden. Dans ses peintures pour augmenter l'effet de volume, Rembrandt représente très souvent le fond du tableau flou.


   Le plus extraordinaire exemple des recherches de Rembrandt en gravure pour donner au spectateur l'impression de volume, de vivant et de naturel est le portrait de Jan Cornelis Sylvius.

   « Portrait de Jan Cornelis Sylvius », Rembrandt (1646) {Rijksmuseum, Amsterdam}. Rembrandt impose l'angle de vision du spectateur en dessinant la perspective de la coupe (du biseau) du passe-partout. Le spectateur se situe à droite légèrement plus bas que Jan Cornelis. La lumière vient également de la droite mais la source de lumière est plus haute que Jan Cornelis. Pour augmenter l'impression de volume, Rembrandt fait sortir du plan de l'image la main droite, le livre et la tête de Jan Cornelis et dessine leurs ombres sur le passe-partout. Il en ressort un portrait plein de vie et d'humanité. Rembrandt réussit à transcender l'anecdote, son portrait n'est pas une simple projection sur la feuille de papier.

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